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Condamnation du critère dit de la multiplicité des formes

CJUE 8 MARS 2018 AFF. C395/16

NOTE

La Cour de Justice était saisie par le Tribunal Régional Supérieur de Düsseldorf d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 8 § 1 du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 aux termes duquel sont exclues de la protection les caractéristiques de l’apparence d’un produit imposées uniquement par sa fonction technique.

On retrouve les mêmes dispositions à l’article 7 de la directive n° 98/71/CE du 13 octobre 1998 sur la protection des dessins et modèles et à l’article 511-8-1° du Code de la propriété intellectuelle qui en est la transposition.

Deux questions étaient posées à la Cour de Justice :

  • d’abord déterminer le critère permettant de savoir si les caractéristiques définissant le produit sont fonctionnelles. Selon la réponse à cette question de première importance, la définition du modèle ne sera pas la même. En se référant au critère de la multiplicité des formes l’on permet de protéger un modèle dont les caractéristiques sont cependant fonctionnelles, utilitaires alors que le rejet de ce critère implique que la configuration du modèle soit esthétique c’est-à-dire ornementale, inutile.
  • préciser, définir en second lieu les conditions dans lesquelles il convient d’apprécier les caractéristiques du modèle.

L’affaire soumise à la Cour a fait l’objet de très longues conclusions de l’Avocat Général Heurik Saugmandsgaard, conclusions très bien motivées dans lesquelles lequel il préconisait d’écarter le critère de la multiplicité des formes appelée « design alternatif », proposant que l’on se réfère au « critère de causalité » c’est-à-dire au critère des contours (conclusions 19 oct. 2017. Note « Le crépuscule de la théorie de la multiplicité des formes » Frédéric Pollaud-Dulian. Revue P.I. mars 2018. p. 16)

Selon le critère de la multiplicité des formes lorsqu’il est possible d’obtenir un même résultat en adoptant plusieurs formes différentes, ces formes doivent être tenues pour indépendantes du résultat. Le modèle échappe alors aux dispositions de l’article 8 § 1 du règlement et est susceptible d’être protégé. Si en revanche on ne peut aboutir à un même résultat utile qu’au moyen d’une seule et unique forme, c’est que cette dernière lui est étroitement liée et le modèle est alors annulé. Dans un arrêt du 14 septembre 2010 la CJUE souligne qu’il convenait d’éviter que le droit aboutisse à conférer à une entreprise un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d’un produit (CJUE 10 sept. 2010 P.I. mars 2011 p. 34 et nos obs.)

Les partisans de cette théorie faisaient valoir devant la Cour de Justice une objection d’apparence pertinente en soutenant que la thèse inverse, qui tend à dissocier les caractéristiques d’un produit d’ordre purement techniques de celles qui sont d’ordre ornementales, serait contredite par le considérant 10 du règlement selon lequel « il n’est pas exigé qu’un dessin ou modèle présente un caractère esthétique pour pouvoir être protégé ».

La Cour rappelle (aux points 24 et 25 de son arrêt), comme l’avait fait l’Avocat Général dans ses conclusions (conclusions points 28 et 29), que le règlement définit la notion de dessin ou modèle comme « l’apparence » d’un produit ou d’une partie d’un produit (article 3 sous a) du règlement) et se réfère, pour apprécier le caractère individuel et l’étendue de la protection, à l’« impression globale » et à l’ « impression visuelle globale » (article 6 §1 et article 10 §1 du règlement).

Au surplus, il ressort des considérants 5 et 7 du règlement que celui-ci a notamment pour objectif de « favoriser l’innovation et le développement de nouveaux produits ainsi que l’investissement de leur production en accordant une protection accrue à l’esthétique industrielle ».

La contradiction n’est qu’apparente puisqu’elle ne résulte, en définitive, que d’une rédaction maladroite du considérant 10 du règlement. On doit donc admettre qu’un modèle susceptible de protection se définit par ses caractéristiques esthétiques et ornementales, qu’il appartient au titulaire de définir (CJUE 19 juin 2014 PIBD 2014.1012.III.704) mais il est vrai que dans un arrêt du 27 mars 2015 la Cour d’appel de Paris (Pôle 5, ch. 2. 12/03021) a jugé « qu’il résultait du quatrième considérant de la directive 98/71/CE que les caractéristiques esthétiques ou ornementales ne constituaient plus une condition de la protection ».

Quoiqu’il en soit, la condition de l’existence de caractéristiques esthétiques et ornementales étant posée, la Cour en déduit que rien ne s’oppose à l’application du critère dit de causalité alors que le critère de la multiplicité des formes permettrait quant à lui à un opérateur « de bénéficier, à l’égard [d’un produit], d’une protection en pratique exclusive et équivalente à celle offerte par un brevet, sans être soumis aux conditions qui sont applicables à l’obtention de ce dernier, et serait de nature à empêcher les concurrents d’offrir un produit incorporant certaines caractéristiques fonctionnelles ou limiterait les solutions techniques possibles et priverait ainsi [l’] article 8 §1 de son effet utile » (point 30 de l’arrêt).

La condamnation du critère de la multiplicité des formes est en outre cohérente avec la jurisprudence de la CJUE en matière de marque qui, à trois reprises, a rappelé que l’enregistrement d’un signe constitué par la forme uniquement attribuable au résultat technique doit être refusé même si le résultat technique en cause peut être atteint par d’autres formes, et par conséquent par d’autres procédés de fabrication (CJCE, 18 juin 2002 Aff. C299/99 Rev. Propr. Industr. oct. 2002 p. 25 note F. Greffe. – CJUE 14 sept. 2010 Aff. C048/09 Rev. Propr. Industr. mars 2011 p. 34 note F. Greffe. – CJUE 16 sept. 2015 Aff. C215/14 PIBD 2015.1036.III.660).

En rejetant ce critère la Cour de Justice met fin à un vieux débat doctrinal et condamne définitivement une jurisprudence qui l’avait appliquée, ce qui aboutissait à la protection de modèle dont les éléments constitutifs sont purement utilitaires, comme par exemple, des têtes de graisseur, des douilles ou encore la conception d’un mécanisme de repliement d’une table pliante… (notamment Cass. com. 25 fév. 1964  Bull. civ. 1964 III 93. – Cass. com. 22 fév. 1966 Bull. civ. 1966 III. – Cass. com. 12 janv. 1970 Bull. civ. 1970 III 72 ; en sens contraire : Cass 19 oct 1970 Bull. cass. civ. IV 1970. N° 270. p. 236 ; CA Paris 10 sept. 2008 PIBD 2008.883.III.612. – Cass. com. 9 juin 2009 PIBD 2009. 902.III.1325. – CA Paris 9 sept. 2009 PIBD 2009.905.III.1447. – CA Paris 9 juin 2010 PIBD 2010.925.III.643. – Cass. com. 15 mai 2012 PIBD 2012.965.III.487. – CA Paris 20 janv. 2015 Pôle 5, ch. 1, 13/10740. – CA Paris Pôle 5 ch., 2, 29 mai 2015 14/04295). Et dans son arrêt la Cour souligne que la Commission était intervenue en se prononçant en faveur de la théorie de la causalité. De même que l’on constate que le critère de la multiplicité des formes est condamné dans la majorité des pays de l’Union.

Ainsi le caractère inséparable de la forme et du résultat industriel recherché doit être examiné par rapport à la forme sur laquelle le droit d’appropriation est revendiqué, même s’il existe d’autres formes procurant le même résultat.

C’est en ce sens que la Cour d’appel de Paris s’est d’ailleurs prononcée à plusieurs reprises récemment en jugeant que si « une forme est asservie à la fonction qu’elle exerce qui la commande et la détermine, son auteur ne peut revendiquer le bénéfice de la protection » (CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 6 nov. 2009 PIBD 2010.913.III.158. – CA Paris Pôle 5, ch. 2, 27 mai 2011 n° 10/08916. – CA Paris, Pôle 5, ch. 1, 30 juin 2015 R.G. 14/05098. – v. également, en matière de marque, TUE 3ème ch., 16 juin 2015 point 23 PIBD 2015.1032.III.520).

La formule ici adoptée par la Cour d’appel exprime, sous une autre forme, les dispositions de la directive et du règlement : les caractéristiques d’un modèle qui sont exclusivement imposées par la fonction technique d’un produit sont en effet, asservies à la ou aux fonctions qu’elles exercent.

L’appréciation du caractère fonctionnel ou non d’un modèle relève enfin, comme le souligne la Cour de Justice, de la compétence du juge national, qui ne pourra se fonder sur la notion « d’observateur objectif » ou « d’utilisateur averti », mais devra « tenir compte de toutes les circonstances pertinentes du cas d’espèce ».

Ainsi le critère de la multiplicité des formes doit être écarté, et l’on ne saurait soutenir que le caractère esthétique d’un modèle ne saurait être pris en considération, car alors quelle serait la définition d’un modèle susceptible de protection dont les caractéristiques ne seraient ni fonctionnelles ni esthétiques !

Nous ne pouvons qu’approuver, sinon nous réjouir de la décision rapportée, ayant nous-mêmes considéré que les dispositions de la directive sur les dessins et modèles n’étaient nullement un retour au critère de la multiplicité des formes.

Avocat à la Cour
Professeur au CEIPI

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