passer au contenu principal
+33 1 45 00 76 18

Un an de jurisprudence communautaire – Droit des dessins et modèles – 2019

I. ÉLÉMENTS DE DROIT SUBSTANTIEL

A. DIVULGATION

Pour apprécier si une divulgation est destructrice de nouveauté en application de l’article 7 §1 du règlement (CE) n° /2002, il s’agissait en l’espèce du dessin du fameux sabot « Crocs » (TUE, 7ème ch., 14 mars 2018, Aff. T-651/16), le TUE rappelle qu’il convient de procéder en deux étapes :

  • d’abord, la preuve de la divulgation antérieure doit être rapportée par celui qui l’invoque, ce qui en l’espèce ne posait pas de difficulté, les faits de divulgations n’étant pas contestés (dans le même sens, TUE 17 mai 2018, Aff. T760/16. – TUE, 25 avr. 2018, Aff. T. 756/16. – TUE, 2ème ch., 13 déc. 2017, Aff. T-114/16 et TUE, 14 juill. 2016, Aff. T-420/15 qui ont souligné que « la divulgation d’un dessin ou d’un modèle antérieur ne peut pas être démontrée par des probabilités ou des présomptions, mais doit reposer sur des éléments concrets et objectifs qui prouvent une divulgation effective du dessin ou modèle antérieur sur le marché ») ;
  • il appartient ensuite à celui qui conteste la divulgation d’établir que les faits qui la constituent ne pouvaient, dans la pratique normale des affaires, être raisonnablement connus des milieux spécialisés du secteur concerné (dans le même sens notamment TUE, 17 mai 2018, Aff. T760/16 précité)

Appliquant les principes dégagés par l’arrêt Gautzsch (CJUE, 13 fév. 2014, Aff. C-479/12), le Tribunal rappelle que la présomption prévue à l’article 7 §1 s’applique « indépendamment de l’endroit où ont eu lieu les faits constitutifs de la divulgation… même s’ils ont eu lieu en dehors des territoires de l’Union » (points 51 et 52 de l’arrêt) et qu’il s’agit là d’une question de fait « dont la réponse dépend de l’appréciation des circonstances propres à chaque affaire ».

Il est précisé que lorsque plusieurs faits de divulgation sont constatés, il suffira que les milieux en question aient eu connaissance de l’un d’entre eux (point 57 de l’arrêt), l’article 7 § 1 du règlement ne prévoit d’autre part « aucun seuil quantitatif de connaissance effective des faits de divulgation » (point 73 de l’arrêt).

Est-il possible d’apporter la preuve qu’un modèle divulgué n’a pu être connu du milieu spécialisé, ce qu’il appartiendra au Tribunal d’apprécier en se référant au critère du hasard selon lequel pourra être considéré comme n’ayant pas été divulgué le modèle antérieur       « qui n’a pu être découvert des milieux spécialisés que par hasard » (point 56 de l’arrêt), c’est-à-dire de manière inattendue, inexplicable.

Si la seule existence de l’antériorité ne suffit donc pas à la rendre opposable, comme c’était le cas avant la directive du 13 octobre 1998 (CA Paris, 19 juin 1985, Ann. Propr. Ind. 1986, p. 185, note Mathely), il ressort de la jurisprudence que sa mise à disposition au public suffira, presque toujours, pour écarter l’exception prévue à l’article 7 du règlement.

PG

B – APPRÉCIATION DU CARACTÈRE INDIVIDUEL – SATURATION DE L’ART

Le TUE rappelle que la saturation de l’art dans le secteur concerné « ne saurait être présumée ni établie a priori de manière sommaire », qu’il appartient à celui qui l’invoque de présenter des éléments de preuve « suffisamment clairs, précis et cohérents » démontrant qu’il existe « une multitude de dessins ou modèles similaires, possédant les mêmes caractéristiques d’ensemble ».

Dès lors la production de six dessins ou modèles est jugée insuffisante pour établir la saturation de l’art, en l’espèce dans le secteur des tapis de sol (TUE 21 juin 2018, Aff. T227/6 point 66. – dans le même sens, TUE, 29 oct. 2015, Aff. T334/14 point 88).

PG

C – FORME ASSERVIE A LA FONCTION : CONDAMNATION DU CRITERE DIT DE LA MULTIPLICITÉ DES FORMES

Saisi d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 8 §1 du règlement (CE) n° 6/2002, aux termes duquel sont exclues de la protection les caractéristiques de l’apparence d’un produit imposées uniquement par sa fonction technique, la Cour de justice a rendu un important arrêt le 8 mars 2018 (CJUE, Aff. C-395/16).

Il appartenait à la Cour de déterminer le critère permettant de savoir si les caractéristiques définissant le produit sont ou non fonctionnelles. Selon la réponse à cette question, la définition du modèle ne sera pas la même. En se référant au critère de la multiplicité des formes également appelé « design alternatif », on permet de protéger un modèle dont les caractéristiques sont cependant fonctionnelles, utilitaires alors que le rejet de ce critère implique que la configuration du modèle soit esthétique c’est-à-dire ornementale, inutile.

La Cour dit pour droit, qu’en dépit d’une rédaction maladroite du considérant 10 du règlement, il faut admettre qu’un modèle susceptible de protection ne se définit que par ses caractéristiques esthétiques et ornementales.

Les conditions de l’existence de caractéristiques esthétiques et ornementales étant posées, la Cour en déduit que rien ne s’oppose à l’application du critère dit de causalité alors que le critère de la multiplicité des formes permettrait quant à lui à un opérateur « de bénéficier, à l’égard [d’un produit], d’une protection en pratique exclusive et équivalente à celle offerte par un brevet, sans être soumis aux conditions qui sont applicables à l’obtention de ce dernier, et serait de nature à empêcher les concurrents d’offrir un produit incorporant certaines caractéristiques fonctionnelles ou limiterait les solutions techniques possibles et priverait ainsi [l’] article 8 §1 de son effet utile » (point 30 de l’arrêt).

La condamnation du critère de la multiplicité des formes est en outre cohérente avec la jurisprudence de la CJUE en matière de marque qui, à trois reprises, a rappelé que l’enregistrement d’un signe constitué par la forme uniquement attribuable au résultat technique doit être refusé même si le résultat technique en cause peut être atteint par d’autres formes, et par conséquent par d’autres procédés de fabrication (CJCE, 18 juin 2002 Aff. C-299/99. – CJUE 14 sept. 2010 Aff. C-048/09. – CJUE 16 sept. 2015 Aff. C-215/14).

Ainsi le caractère inséparable de la forme et du résultat industriel recherché devra être examiné par rapport à la forme sur laquelle le droit d’appropriation est revendiqué, même s’il existe d’autres formes procurant le même résultat.

L’appréciation du caractère fonctionnel ou non d’un modèle relève enfin, comme le souligne la Cour de Justice, de la compétence du juge national, qui ne pourra se fonder sur la notion « d’observateur objectif » ou « d’utilisateur averti », mais devra « tenir compte de toutes les circonstances pertinentes du cas d’espèce ».

Le critère de la multiplicité des formes doit, en résumé, être écarté et l’on ne saurait soutenir que le caractère esthétique d’un modèle ne saurait être pris en considération, car alors quelle serait la définition d’un modèle susceptible de protection dont les caractéristiques ne seraient ni fonctionnelles ni esthétiques !

PG

II. ÉLÉMENTS DE DROIT PROCÉDURAL
A. REPRÉSENTATION GRAPHIQUE ET DATE DE DEPÔT

La CJUE fait le point sur la fonction de la représentation graphique dans l’enregistrement d’un dessin ou modèles (CJUE, 5 juill. 2018, aff. C-217/17 P, Mast-Jägermeister SE c/EUIPO (gobelets)). Ce contentieux est né du refus de la demanderesse de faire suite à la demande de l’examinateur de clarifier la représentation, qui comprenait plusieurs produits de diverses classes, sans quoi le dépôt ne correspondait pas aux conditions établies afin d’obtenir une date. Afin de préserver la date de dépôt initiale, l’examinateur proposait même de diviser la demande multiple, mais la société ne souhaitait pas obtempérer. Suivant les conclusions de l’avocat général (Conclusions de l’AG J. Kokott, 22 févr. 2018), qui donne une élaboration détaillée des fins du dépôt, la Cour confirme l’obligation de fournir une représentation claire et suffisante de l’objet revendiqué dans la demande afin d’obtenir l’attribution d’une date de dépôt. Cette primauté de la représentation va dans le sens du projet du traité sur le droit et la pratique des dessins et modèles industriels, dont l’adoption est attendue à l’OMPI, et dont l’article 5.1.b)) précise qu’une Partie contractante peut décider d’attribuer une date de dépôt à partir du moment où son office dispose de la représentation graphique et d’un ou plusieurs documents supplémentaires. Par ailleurs, l’EUIPO et les offices des Etats membres ont élaboré un ensemble de recommandations qui permettent de préciser au mieux l’objet revendiqué (V. INPI, Convergence en matière de représentation graphique des dessins ou modèles – Communication commune 15 mai 2018).

NK

B. RAPPORTS ENTRE DEUX DÉCISIONS DE L’OFFICE

Le Tribunal clarifie aussi la portée des dispositions du règlement CE 6/2002 visant à prévenir les conflits entre les décisions portant sur le même objet, ayant la même cause et prononcées entre les mêmes parties (Trib. UE, 9e ch., 17 mai 2018, Basil BV c/ EUIPO, Artex SpA (panier de vélo), aff. T-760/16, JO C 240 du 09.07.2018, p.36, pts 17-28). L’article 52.3 pose l’irrecevabilité d’une demande en nullité devant l’EUIPO si la décision d’un tribunal des dessins et modèles communautaires a acquis l’autorité de la chose jugée, tandis que l’article 86.5 prévoit la même chose pour l’introduction d’une demande reconventionnelle en nullité vis-à-vis d’une décision antérieure prononcée par l’EUIPO. Saisi d’un motif invoquant un conflit potentiel entre deux décisions de l’Office, le tribunal explique qu’ « il ne peut être déduit de ces mêmes dispositions que le règlement no 6/2002 instaurerait une forme équivalente de prévention des conflits s’agissant des décisions de l’EUIPO entre elles » (pt 28). Ce résultat est dû à la nature de l’examen des dessins et modèles et en cela ce dispositif se distingue du droit des marques communautaires (v. actuel art. 63 du Règl. UE 2017/1001).

NK

C. DROIT INVOCABLE DANS UN CONFLIT ENTRE UNE MARQUE ET UN DESSIN OU MODÈLE ANTÉRIEUR

Comme en matière de conflit entre un dessin ou modèle et une marque antérieure sur le fondement de l’article 25.1 e) du Règlement CE 6/2002 (Trib. UE, 12 mai 2010, Beifa Group/OHMI – Schwan-Stabilo Schwanhäußer (Instrument d’écriture), aff. T‑148/08 ; ou plus récemment : Trib. UE, 3 oct. 2017, BMB sp. z o.o c/EUIPO, Ferrero SpA, aff. T-695/15 ; Trib. UE, 7 févr. 2018, Şölen Çikolata Gıda Sanayi ve Ticaret AŞ c/ EUIPO, Elka Zaharieva, aff. T-794/16, pt 21-28), il convient de veiller à invoquer le droit applicable au titre précédent le titre contesté dans un conflit entre une marque et un dessin ou modèle antérieur (Trib. UE, 24 avril 2018, aff. T-183/17, Menta y Limón Decoración, SL c/ EUIPO, Ayuntamiento de Santa Cruz de La Palma, (représentation d’un personnage en costume régional), pts 34, 43, 55). En l’espèce, alors que les dispositions sur la protection des dessins et modèles nationaux n’avaient pas été invoquées par le demandeur en nullité de la marque, le Tribunal a jugé que la simple référence à la cause de nullité de la marque (art. 53.2 du Règl. 207/2009) ne suffisait guère pour apprécier ce conflit.

NK

III.  CLAUSE DE RÉPARATION

En adoptant l’article 26.2 de l’Accord sur les ADPIC, les Parties contractantes, dont les Communautés européennes, avaient énoncé la possibilité de mettre en place des exceptions limitées au principe de protection des dessins et modèles. Celles-ci doivent se conformer à certaines conditions et être interprétées de façon stricte. Dans deux affaires jointes opposant deux constructeurs automobiles allemands à un fabricant italien de pièces détachées, la Cour fut invitée à préciser une de ces dérogations au principe de la protection établi par le règlement 6/2002, la clause dite de réparation de l’article 110.1 (CJUE, 20 déc. 2017, aff. jointes C-397/16 et C-435/16, Acacia Srl c/ Pneusgarda Srl et Audi AG et Acacia Srl et Rolando D’Amato c. Dr. Ing. h.c.f. Porsche AG, JO C 72 du 26.02.2018, p.18). Bien que la Cour livre certaines clarifications fort nécessaires, la mise en place des conditions pour l’exercice effectif de cette dérogation s’annonce problématique.

L’analyse de la genèse de cette clause, permet à l’avocat général et aux juges d’en confirmer la légitimité et préciser que l’intention des négociateurs était, dans des conditions de choix politique difficile, de « limiter la création de marchés captifs pour les pièces détachées » (pt 51), en l’espèce des jantes automobiles.

Concernant la mise en œuvre de cette exclusion les juges établissent tout d’abord qu’elle n’est pas subordonnée à la condition que l’apparence du produit complexe conditionne le dessin ou modèle protégé (pt 54). En effet, bien que le considérant 13 du règlement CE 6/2002 comporte cette condition, il convient de privilégier la rédaction de l’article 110.1, ce qui implique un champ d’application plus élargi.

Les véritables conditions applicables ressortent de l’analyse des différentes notions qui constituent l’expression contenue dans cet alinéa. Leur examen détaillé permet aux juges de conclure que cette clause ne s’applique qu’aux interventions qui visent à pallier un défaut du produit complexe (pt 69) en utilisant « uniquement [des] pièces […] qui sont visuellement identiques aux pièces d’origine » (pt 75). Il est entendu que les pièces en question répondent aux critères de protection instaurées par le règlement 6/2002, et notamment son article 4.2, ce qui en l’espèce est potentiellement le cas des jantes automobiles (pts 60-66). Au cours de l’examen la Cour donne notamment la définition d’une pièce de produit complexe, absente du règlement (pt 63-65).

Enfin, le dernier volet de la décision évoque les obligations qui incombent au professionnel souhaitant fabriquer et vendre des pièces détachées dans le cadre de l’exception de réparation. Parmi les propositions avancées, la Cour préconise « une obligation de diligence quant au respect, par les utilisateurs situés en aval, [des] conditions » (pt 85). Les éléments constitutifs de cette obligation, comme l’information de l’utilisateur final ou l’abstention de vendre en connaissance d’un éventuel comportement inapproprié de cet utilisateur, sont développés par la Cour à titre d’exemples (pts 86-88). Dans la mesure où le règlement 6/2002 ne suppose pas de rapprochement de législations entre les États-membres, il est fort possible que cette obligation reçoive une traduction fragmentée à l’avenir, source d’imprévisibilité pour les titulaires de droits.

NK

Avocat à la Cour
Professeur au CEIPI

Articles Connexes

UN AN DE JURISPRUDENCE COMMUNAUTAIRE – DROIT DES DESSINS ET MODELES – 2022

I. OBJET DE LA PROTECTION Divulgation du dessin ou modèle non enregistré La Cour de justice a rendu son arrêt…

Un modèle peut-il se caractériser à la fois par son contenant et son contenu

Solution : Seules les caractéristiques de l’apparence d’un emballage pour aliments doivent être prises en compte pour apprécier son caractère individuel…

Un an de jurisprudence – Dessins et modèles – 2020

L’année 2020 n’aura pas apporté de grands bouleversements dans le domaine des dessins et modèles mais elle confirme utilement un…

Retour en haut