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Les œuvres collectives et les salariés

Cass. 1re civ., 19 déc. 2013, n° 12-26.409

– Ayant relevé que M. X… avait, en sa qualité de salarié, réalisé les dessins sur lesquels il revendique des droits d’auteur, la cour d’appel a retenu que ces dessins n’étaient que des documents préparatoires à la conception de bijoux, laquelle procédait d’un travail collectif associant de nombreuses personnes, que les sociétés avaient le pouvoir d’initiative sur la création et en contrôlaient le processus jusqu’au produit finalisé en fournissant à l’équipe des directives et des instructions esthétiques afin d’harmoniser les différentes contributions et que celles-ci se fondaient dans l’ensemble en vue duquel elles étaient conçues, sans qu’il soit possible d’attribuer à chaque intervenant un droit distinct sur les modèles réalisés. La Cour en a exactement déduit, sans inverser la charge de la preuve, que chacun des dessins en cause ne constituait que la contribution particulière de M. X… à un œuvre collective réalisée à l’initiative et sous la direction et le nom de Van Cleef et Arpels, en sorte qu’il était dépourvu du droit d’agir à l’encontre des sociétés.

1- Cet arrêt vient confirmer une jurisprudence aujourd’hui bien établie. L’article L. 113-2, alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle, définit l’œuvre collective comme étant :

« (…) l’œuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé ».

Selon l’article L. 113-5, alinéa 1 du Code de la propriété intellectuelle, l’œuvre collective est présumée être la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée. À ce titre, elle est investie des droits de l’auteur, des droits patrimoniaux et du droit moral (J. Azéma et J.-Ch. Galloux, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, coll. « Précis », 7e éd. 2012, n° 1292. – A. Lucas et H.-J. Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique, LexisNexis, 4e éd. 2012, n° 215. – J. Passa, Droit de la propriété industrielle, LGDJ, 2006, n° 739. – Propr. industr. 2013, chron. 4, P. Greffe).

2- C’est une des dispositions très importantes de la loi, qu’une société peut opposer à un éventuel contrefacteur, mais aussi à un salarié styliste, directeur de création, ayant pour fonction au sein de la société, de participer à la mise au point d’un modèle, et qui, lors de son départ, peut avoir l’idée de revendiquer les droits patrimoniaux de création ainsi que le droit moral sur les modèles à l’élaboration desquels il aura apporté son concours, se prévalant alors de l’article L. 111-1, alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel :

« L’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte pas dérogation à la jouissance du droit reconnu par le premier alinéa (…) ».

3- L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 14 septembre 2012 (CA Paris, pôle 5, 2e ch., 14 sept. 2012, n° 10/01568 : JurisData n° 2012-021861 ; PIBD 2012, III, p. 720 ; Propr. industr. 2012, comm. 83, note P. Greffe ; Propr. industr. 2013, chron. 4, p. 11 et s.) précisait, à partir de la définition générale de l’œuvre collective, les conditions auxquelles doit répondre l’élaboration d’un modèle, pour que celui-ci soit effectivement une œuvre collective, seule propriété de la société qui l’exploite sous son nom.

4- L’affaire opposait un salarié dessinateur, dont la fonction consistait à concevoir des dessins pour la réalisation de bijoux Van Cleef ; un rôle important était reconnu au dessinateur dans le processus de création des modèles de joaillerie.

Les relations de travail n’ayant pas été formalisées par un contrat écrit, la société Van Cleef devait proposer à son salarié un contrat comportant une clause de cession exclusive de ses droits d’auteur. Le salarié a saisi le tribunal de grande instance de Paris d’une action en contrefaçon soutenant « qu’il était investi des droits d’auteur sur les dessins originaux qu’il avait créés n’ayant pas cédé ses droits à la société Van Cleef ». Il sollicitait en conséquence une rémunération proportionnelle pour l’exploitation des créations antérieures à son départ et demandait au tribunal de reconnaître qu’il était investi de la plénitude des droits d’auteur sur les créations matérialisées par ses dessins originaux. Il réclamait aussi l’interdiction à la société Van Cleef de commercialiser les pièces de joaillerie reproduisant ses dessins.

5- Dans son arrêt du 14 septembre 2012 la cour d’appel de Paris, après avoir rappelé et précisé les conditions dans lesquelles les modèles Van Cleef avaient été élaborés et exploités, estime que les modèles litigieux étaient des œuvres collectives, seules propriétés de la société Van Cleef.

La cour constatait :

  • que le travail du dessinateur s’inscrivait dans un cadre contraignant qui l’obligeait à se conformer aux instructions esthétiques qu’il recevait de ses supérieurs ;
  • que les dessins litigieux qui sont en tant que tels « dépourvus de valeur » avaient été réalisés dans le respect du style Van Cleef ;
  • que d’autres personnes faisaient partie de la chaîne de création des modèles ;
  • enfin que les modèles avaient toujours été divulgués sous le nom de la société Van Cleef.

Selon la cour, « en l’absence d’autonomie dans la réalisation du dessin », la revendication du dessinateur n’était pas fondée, la société Van Cleef étant en conséquence la « seule titulaire ab initio » des droits patrimoniaux.

L’on retiendra de cette importante décision le critère qui justifie de l’existence d’une œuvre collective, à savoir « l’absence d’autonomie dans la réalisation du dessin » de celui ou de ceux qui a ou qui ont apporté leur concours à sa réalisation. C’est ce que confirme l’arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 19 décembre 2013 (Cass. 1re civ., 19 déc. 2013, n° 12-26.409).

6- Ces décisions font suite à un arrêt de la cour d’appel de Paris du 15 janvier 2010 (CA Paris, pôle 5, 1re ch., 15 janv. 2010, Van Cleef c/ Cécile Arnaud, inédit)

Dans cet autre litige, la société Van Cleef s’opposait à une ancienne salariée dessinatrice dont l’activité comprenait « l’encadrement du service créations ainsi que sa participation active à l’œuvre de création, son travail de création étant contrôlé par un “comité de créations” qui intervenait à tous les stades de la création ».

La cour en conclut que ces éléments « témoignent des interférences de divers acteurs depuis la conception jusqu’à la mise en volume de bijoux de haute joaillerie », et qu’en conséquence les modèles étaient des œuvres collectives.

7- La cour d’appel de Paris dans un arrêt du 5 novembre 2010 (CA Paris, pôle 5, 2e ch., 5 nov. 2010, n° 09/13576 : PIBD 2011, n° 933, III, p. 121), employant une formule qui synthétise les critères formulés par les deux précédentes décisions, avait encore jugé qu’une styliste qui justifiait « être à l’origine des modèles en cause, ne démontrait pas avoir maîtrisé le processus de création de bout en bout ».

8- De même encore dans un arrêt du 22 mars 2013 (CA Paris, pôle 5, 2e ch., 22 mars 2013, n° 11/19630 : PIBD 2013, n° 983, III, p. 1183), la cour d’appel de Paris déboute une ancienne directrice de création de la société Lalique constatant que cette dernière, pour l’ensemble des œuvres dont elle revendiquait la paternité, ne disposait pas d’une réelle autonomie créatrice ainsi que d’une liberté dans les choix esthétiques lui permettant de conclure qu’elle serait le seul titulaire du droit d’auteur sur ces œuvres (V. encore CA Paris, 12 janv. 2000, n° 99/09794 : JurisData n° 2000-107201 ; RIDA oct. 2000, n° 186, p. 280. – CA Bordeaux, 1re ch. civ., 28 juin 2010, n° 09/00413 : JurisData n° 2010-017127 ; PIBD 2010, n° 926, III, p. 681).

9- Enfin, l’existence d’un contrat de cession de droit de propriété intellectuelle ne saurait renverser la qualification d’œuvres collectives dans la mesure où la qualification juridique d’une œuvre de l’esprit relève exclusivement de la loi, telle qu’il appartient au juge de la déterminer (CA Paris Pôle 5 ch. 1, 15 janv. 2014. Allard c/ Studio Harcourt. Inédit).

10- La Cour de cassation avait dès 1970 (Cass. 1re civ., 1er juill. 1970 : D. 1970, jurispr. 769) retenu le critère de l’« autonomie de l’auteur » selon lequel celui qui revendique la qualité d’auteur doit démontrer avoir maîtrisé le processus de création de bout en bout. Ainsi, l’initiative et le contrôle de la création par l’employeur sont suffisants pour emporter la qualification d’œuvre collective (V. encore Cass. 1re civ., 24 mai 1976 : D. 1978, jurispr. 223. – Cass. soc., 19 oct. 2005, n° 03-42.108 : JurisData n° 2005-030366).

11- Mais de simples instructions ou indications données à l’exécutant ne sauraient conférer à l’œuvre la qualification d’œuvre collective (Cass. crim., 26 janv. 1965 : Ann. propr. ind. 1965, 69. – CA Paris, 19 janv. 1967 : Ann. propr. ind. 1967, p. 292. – CA Paris, 1re ch., 25 sept. 1987 : RIDA 1988, p. 135). Il en est ainsi lorsque l’auteur a une liberté totale de création (CA Bordeaux, 1re ch. civ., 28 juin 2010, n° 09/00413 : JurisData n° 2010-017127 ; PIBD 2010, n° 926, III, p. 681) ; de même encore l’auteur auquel il a été suggéré l’idée d’un décor, a bénéficié d’une liberté suffisante, sa création ne constituant ni une œuvre de collaboration, ni une œuvre collective (CA Paris, pôle 5, 1re ch., 31 oct. 2012, n° 10/21777 : JurisData n° 2012-026025 ; PIBD 2013, n° 975, III, p. 887).

Avocat à la Cour
Professeur au CEIPI

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